De jeunes Sénégalais ont le quasi-monopole du trafic de crack dans le Nord-Est parisien. Leur mode opérationnel évolue.
Les peines viennent de tomber. De 12 mois à 3 ans ferme. Le « groupe crack » du 2e district de la police judiciaire a marné plusieurs mois avant de pouvoir surprendre les trois modous sénégalais avec un maximum de produits dans leur appartement commun d’une cité d’Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne) en novembre dernier. La cocaïne, mélangée puis chauffée avec de l’eau et du bicarbonate, avait déjà été transformée en « cailloux » – plus de 1.000 doses -, soit près de 12.000 euros à la revente. Une « grosse affaire » dans le milieu du crack.
Une station de métro sépare le siège du 2e DPJ implanté à Louis-Blanc de la place de la Bataille-de-Stalingrad, épicentre d’un trafic qui s’est enkysté dans le Nord-Est parisien depuis bientôt trente ans. En fonction de la pression policière et des plaintes des riverains exaspérés, le « marché » se déplace régulièrement au fil du temps, vers la porte de la Chapelle et sa « colline au crack » démantelée fin 2019, le tunnel de la gare Rosa-Parks évacué en septembre, ou encore les jardins d’Eole actuellement dans l’œil du cyclone. Mais c’est toujours vers « Stalincrack » que consommateurs et dealers finissent par se retrouver.
Des toxicomanes marginalisés
Le business du crack ne ressemble à aucun autre trafic de drogue. Quand les saisies de résine de cannabis ou de cocaïne se chiffrent en centaines de kilos, celles de crack ne pèsent à Paris qu’à peine 1,6 kilo selon un bilan provisoire pour l’année 2020. Pas de réseau structuré mais une kyrielle de fabricants-vendeurs qui s’attachent à répondre à la demande de toxicomanes particulièrement marginalisés. « Ils achètent la cocaïne la moins chère, souvent issue des filières guyanaises, résume le commissaire Raphaël Prieur, patron du 2e district. Jamais de grosses quantités. Avec 10 grammes de coke et 2 grammes de bicarbonate, ils produisent 7 à 8 grammes de crack. Le caillou, qui pèse entre 0,1 et 0,15 gramme, est revendu autour de 12-15 euros. Certains parviennent malgré tout à gagner jusqu’à 4.000 euros par mois… »
C’est compliqué de travailler sur eux parce qu’ils vivent en vase clos, n’ont pas de papier pour les identifier, pas de compte bancaire à éplucher
Les saisies d’avoirs criminels chez les dealers sénégalais sont pourtant ridicules. Et quand les policiers parviennent à mettre la main sur l’argent du trafic, les billets sont rares par rapport à la petite monnaie. Trafic de misère où l’on pratique volontiers le troc : Tickets-Restaurant, vêtements, téléphones, nourriture volée ou prestations sexuelles contre quelques « galettes » aux effets dévastateurs… Par un système de compensation, tout l’argent gagné repart au Sénégal pour être investi et nourrir la famille.
La ville de Louga en particulier et le nord-ouest du Sénégal en général seraient le port d’attache de ces migrants en situation irrégulière pour la plupart. Leur nom de modou, tiré du wolof, désigne ces vendeurs ambulants venus chercher fortune en Europe. Ces derniers temps, ils seraient une centaine à se relayer, par cycle, pour alimenter le secteur du jardin d’Eole.
« Ils ne sont jamais violents, reconnaît le commissaire Prieur. Ils font tout pour passer sous nos radars. C’est compliqué de travailler sur eux parce qu’ils vivent en vase clos, n’ont pas de papier pour les identifier, pas de compte bancaire à éplucher, pas de voiture à filer, souvent pas de domicile fixe. Et leur interpellation sur la voie publique ou dans le métro est toujours risquée parce qu’ils transportent leur marchandise dans leur bouche et n’hésite pas à l’avaler… »
Messageries cryptées
La PJ n’est pas le seul service investi dans le « plan crack ». Policiers du commissariat du 19e, de la BAC nuit ou de la sous-direction régionale des transports sont largement mobilisés pour « insécuriser le trafic » et « empêcher que l’espace public ne soit confisqué », selon les termes du préfet de police Didier Lallement. Plus de 600 procédures « crack » ont été initiées depuis le début de l’année, principalement dans le 19e, le 18e et le 10e.
Ce monopole des modous sur le business du crack avait été ébranlé un temps en 2014 avec l’établissement d’un lieu de deal fixe cité Reverdy, à quelques centaines de mètres de Stalingrad. Les policiers craignent qu’un nouveau « four » ne s’y reconstitue. Ils ont aussi constaté que leurs « clients » avaient désormais compris l’avantage des messageries cryptées pour communiquer. Pas encore de call center et de livraisons à domicile mais des prises de rendez-vous ou la mise en place d’un système de drive à Stalingrad. Preuve que la consommation de crack ne concerne plus uniquement des populations à la dérive mais aussi des gens intégrés avec emploi et voiture. Un acteur connu a même été contrôlé récemment.